Sur "Le Serpent, le Dragon et les Ailes"

Texte pour le catalogue de l'exposition "Le Serpent, le Dragon et les Ailes" au Scriptorial d'Avranches.

Les guides les disent incontournables. Ceux qui en reviennent les qualifient de prodigieux et malgré les hordes touristiques, les chapelets de cars et les mers de voitures, nous continuons à aller, de génération en génération, sur ces grands sites naturels devenus lieux de pèlerinage, religieux et touristiques. Ces « lieux forts » comme on dit, ces « sacrés » paysages sont devenus au fil du temps des lieux sacrés, investis par des cultes successifs depuis la nuit des temps, et continuent à impressionner fortement notre imaginaire, dans un mélange de peur et d’attirance. Qui, à Delphes n’a pas ressenti, tôt le matin par exemple, la force surgie de cette faille de la roche et qui n’a pas alors accepté de se croire un moment dans le nombril de la terre? Qui, en s’approchant des côtes de l’îlot aride de Délos au centre de la mer Egée ne s’est pas senti tenu à un silence respectueux, quasi religieux? Qui, dans le bruit de la mer galopant sur les sables mouvants de la baie du Mont Saint-Michel n’a pas éprouvé un mélange confus d’émerveillement et d’effroi, ce frisson que les grecs appelaient « thambos ». Celui-là qu’éprouvait Michelet en août 1858 dans la baie face à ce « sable équivoque dont la fausse douceur est le piège le plus dangereux » ou celui de tout homme au milieu de cette baie où la mer galope plus vite qu’un marcheur et que seul Gargantua pouvait enjamber en posant un pied sur le Mont et l’autre sur Tombelaine ! Ce sont bien des endroits à la dimension des géants, des monstres et des Dieux ! Ou dit autrement par un passionné du Mont, au retour d’une traversée de la baie par temps d’orage : « je ne crois pas, mais je sais que c’est ici que ça se passe » !

Pourquoi ici et pas ailleurs ? Pourquoi ce sont ces lieux-là précisément qui ont été choisis, élus par les hommes depuis la nuit des temps? Pourquoi ce vertige particulier ?
Sans doute parce que les éléments s’y rencontrent avec une force particulière.
Quand Victor Hugo découvre le Mont Saint Michel, il écrit dans une lettre à Louise Bertin « Autour de nous, partout à perte de vue, l’espace infini, l’horizon bleu de la mer, l’horizon vert de la terre, les nuages, l’air… »
A Delphes, entre roches et mer, la terre tremble et les orages violents y sont célèbres.
A Délos, au centre de la mer Egée, le granit y est si étincelant sous la lumière cycladique que l’île en prit son nom («Délos » signifie l’étincelante ») et à Delphes, l’eau douce de la fontaine Tiscali vient du profond de la terre et guérit.

Ici, parce que ces paysages grandioses donnent conscience à l’homme de sa petitesse, de sa fragilité et de sa finitude. Et en même temps ils révèlent, au sens photographique du terme, la grandeur qui est en lui. Ce sont « des capteurs d’absolu » comme dit Bonnefoy et tous les grands marcheurs, les arpenteurs de paysages en ont fait l’expérience. Jacques Lacarrière, face à « la ligne étincelante du désert arabique… ressent bien qu’il n’y a rien d’autre à contempler que le cœur de soi-même, que la lumière ou l’ombre de l’espace intérieur », à la suite de John Muir qui constatait « qu’en découvrant le paysage, … c’est soi en plus grand qu’on découvre ».

Pour répondre au vertige de sa mortalité et, tout à la fois au vertige de son immensité pressentie, l’homme érige des temples, construit des églises, tente de transformer le chaos du monde en une architecture structurée, rassurante, d’où il peut implorer l’aide des Dieux. Il s’adresse pour cela à ses messagers, Apollon dans la mythologie grecque -« angelos » en grec signifie le messager- à l’Archange Saint Michel dans la religion chrétienne, dont les ailes, attribut venu de l’Orient via Babylone, prennent une dimension toute flamboyante, comme pour mieux intercéder entre le ciel et la terre et mieux nous protéger du dragon. Car le combat contre les ténèbres du « mal » et de l’enfer, de la lumière contre l’ombre, indissociablement mêlées, est incessant et Saint-Michel comme Apollon sont tous deux fortement armés et cuirassés pour mieux lutter contre le serpent ou le dragon. Mais tous deux sont beaux, « beaux comme des Dieux », de vrais « Apollon », beaux d’avoir maîtrisé les forces obscures et atteint l’équilibre, la mesure, l’harmonie. Les temples et les églises construites essaieront d’atteindre cette beauté, cette harmonie du nombre d’or maîtrisé, ou de la Jérusalem Céleste.

Pour gagner ce combat et tenter d’atteindre les Dieux, l’homme met en oeuvre la part la plus puissante de lui-même, réalise les plus grandes prouesses techniques pour s’approcher du ciel, pour vivre sa verticalité . « Il faut sans cesse demander dans les cieux l’aide divine et pénétrer par le regard de la contemplation les astres célestes, non pas rouler son cœur dans les fanges de la terre. » dit au 9ème siècle le texte de la Revelatio Et cette force-là qui veut s’élever et construire, choisit toujours des pics et des monts, ressentis de tout temps comme « voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité et la divinité se révéler à l’homme » (René Daumal)

Et par jeu d’équilibre, à chacun de ces lieux « masculins » de pic et de mont fait écho un autre lieu, féminin, de grottes, de cavernes et autres antres utérins qui ont été eux aussi de tous temps des lieux de célébration de culte, féminins.

A quelques kilomètres au nord du Mont Saint-Michel, au milieu de la baie, le rocher de Tombelaine était dédié à des divinités féminines dans les cultes celtes, et à la Vierge chez les chrétiens. Exactement en face de la Sacra di San Michele, de l’autre côté de la vallée, sur le mont Capragio, une grotte garde la mémoire de cultes « féminins » remontant au néolithique et on peut voir aujourd’hui, à côté de cette grotte, une statue de la vierge écrasant un serpent. Et un peu au nord de Délos, l’île de Tinos, toujours entre ombre et lumière, est aujourd’hui le lieu du plus important pèlerinage à la Vierge dans le monde orthodoxe grec.
De la même manière, les lieux de lumière qui connectent l’homme à l’éternité ont toujours eu leur corollaire d’ombre, de lieux liés à la mort. C’est sur le Mont-Dol à une trentaine de kilomètres à l’ouest du Mont Saint-Michel que le diable vaincu se retira et la coutume voulait que l’on y présentât les morts face au Mont avant de les enterrer et ce, jusqu’au début du siècle dernier. A Delos, on acceptait ni les morts ni même les mourants ; on les envoyait sur la petite île de Rhenée, juste à côté, afin de ne pas souiller l’étincelante Délos et de la laisser tout entière dans son éclat!

Tous ces lieux forts qui attiraient et attirent toujours les foules, même si elles sont aujourd’hui plus touristiques que religieuses, tissent des liens entre eux car la condition de l’homme est foncièrement pérégrine depuis qu’il a été condamné à être « errant et fugitif de par le monde » après le meurtre d’Abel le berger, le nomade, par son frère Caïn. L’homme pèlerine par les chemins qui relient ces hauts lieux et c’est pour couper la route trop longue entre le Mont Gargano dans les Pouilles et le Mont Saint-Michel en Normandie qu’avait été édifiée la Sacra di San Michele près de Turin.

Pour ma part, j’ai « péleriné » photographiquement pendant plus de deux ans sur le chemin qui relie ces lieux de culte à la lumière à travers l’Europe : trois consacrés à Saint Michel dans le monde chrétien (le Mont Saint Michel en Normandie, la Sacra San Michele près de Turin, et le Mont Gargano dans les Pouilles), trois consacrés à Apollon dans le monde grec (Delphes, Delos, Rhodes), et un site dans les Alpes, à Arvillard sur les restes d’une ancienne Chartreuse, devenu aujourd’hui un important centre bouddhiste. Et ce, en compagnie de différents poètes et plus particulièrement de celle de Lorand Gaspar.

Il y a quelques années, j’avais été interpellée par la remarque d’un archéologue français, Jean Richer, qui avait observé dans les années 50, que les sites consacrés à Apollon dans la Grèce antique étaient dans un même alignement, et que cet alignement était le prolongement de celui des principaux sites consacrés à saint Michel ! Dans ma démarche photographique qui m’avait fait travailler pendant dix ans sur l’intime de paysages imaginaires dénichés dans des détails de différentes matières (linge, marbre, chaux, sable), puis fait « changer de focale » et passer au « vrai » paysage (voir « Chemin Faisant… » en 2004), j’ai eu envie d’élargir davantage encore mon regard sur les paysages des sites sacrés. Je suis partie avec deux appareils : un appareil numérique 24X36 pour me fondre dans la foule et photographier la vie de ces sites aujourd’hui, avec leurs marchands du temple et leurs hordes de touristes et d’autre part, un appareil argentique panoramique chargé de film positif en noir et Blanc, pour tenter de retrouver, au delà de cette fréquentation qui parfois la masque, la force de ces paysages élus .

En tant que photographe, j’ai été attirée par cette traversée nord-ouest/sud-est de l’Europe, par cette quête de « la divine aube ».,pour reprendre les termes de Jacottet et par cette « route » qui rejoint le Mont Thabor, dont la scène de « la Transfiguration » est une véritable « révélation » au sens photographique du terme .

Certes, la photographie joue avec la lumière, c’est sa matière première, mais aussi avec le temps. La photographie défie Chronos, cherche à l’arrêter dans sa course et à laisser des traces de ces « instants » fixés. Et ce dans l’intention qui est toujours la même, pour le touriste pressé comme pour le photographe engagé, sentir et dire sa présence au monde, en laisser une trace, élargir notre temps de mortel. En suivant cette route, du Mont Saint Michel au Mont Thabor, je remontais de quelques siècles, dans l’histoire du christianisme, puis en continuant au sud-est, à travers la Grèce, de quelques autres siècles encore dans l’histoire de nos mythologies et de ce qu’elles nous racontent des combats entre l’ombre et la lumière, au coeur même du jeu photographique,dans le plaisir d’un présent toujours plus ample, de « la présence » au lieu, de la présence à soi.

Geneviève Hofman, juillet 2008